31

En général d’artillerie avisé, à moins que ce ne fût en rusé chef de bande, le comte de Nissac avait parfaitement préparé l’opération.

Il savait, de source sûre, que l’armée de monsieur le prince de Condé attaquerait Charenton le 8 février 1649 à l’aube avec pour objectif d’emporter la ville sans coup férir.

D’autre part, il n’ignorait pas que les généraux de la Fronde faisaient de Charenton un symbole de résistance qu’il fallait défendre coûte que coûte. Dès lors, il semblait logique de prévoir que la bataille serait acharnée, son issue longtemps incertaine et le bilan, un véritable carnage.

Le cardinal, d’une grande nervosité, et le prince de Condé, qui ne l’était pas moins, avaient insisté auprès de Nissac pour qu’il les aidât dans cette bataille décisive « par quelque moyen qui lui semblerait convenir pour empêcher ou retarder l’aide de Paris aux Frondeurs de Charenton ».

Dans la nuit du 6 au 7, un parti d’une quinzaine de Condéens en civil, tous anciens du corps d’artillerie du général de Nissac, arriva clandestinement par la rivière de Seine et fut hébergé à Notre-Dame aux bons soins du duc de Salluste de Castelvalognes, général des jésuites.

Le 7, dans la boue du dégel, l’artillerie de la Fronde montait en ligne. À une heure de relevée, un détachement isolé qui emmenait quatre pièces d’artillerie vers la ville de Charenton fut brutalement attaqué par sept cavaliers. Quatre, Nissac, Frontenac, Fervac et Le Clair de Lafitte, presque couchés sur leurs chevaux, chargeaient à l’épée. Le cinquième, monsieur de Bois-Brûlé, effectuait de meurtriers moulinets avec une grosse barre de métal. Un sixième, Anthème Florenty, fidèle à ses habitudes, avait coincé les rênes entre ses puissantes mâchoires et tenait un pistolet en chaque main, et deux autres à la ceinture. Le septième, Nicolas Louvet, auquel le sévère entraînement au château avait révélé les secrets d’une arme qu’il ne connaissait point, descendait de cheval, fichait une fourche en terre et allumait la mèche de son mousquet qui touchait sa cible à tous coups.

L’attaque fut d’une violence inouïe, brève, meurtrière. L’élan irrésistible.

Au premier passage des cavaliers, les Frondeurs comptaient déjà neuf morts mais peut-être auraient-ils résisté cependant s’ils n’avaient remarqué un point commun aux assaillants : tous masquaient leurs visages, du nez au menton, avec des foulards rouges si bien que la réputation des attaquants effraya autant, sinon davantage, que leur redoutable savoir-faire.

Sans attendre un second passage, les Frondeurs s’enfuirent à toutes jambes en abandonnant le terrain – et les canons ! – aux Foulards Rouges.

Le lendemain, à la première heure du 8 février, les fortes colonnes de la Milice dévouée à la Fronde s’ébranlaient depuis la place Royale. En tout, près de huit mille fantassins et cavaliers, l’élite de la Milice parisienne à laquelle il ne manquait aucun colonel ni autre officier, ce qui indiquait assez le grand prix attaché à l’entreprise.

L’armée frondeuse approchait Charenton lorsque sa cavalerie fut prise à partie par le tir d’artillerie redoutablement précis et meurtrier de ce qui semblait un détachement condéen comme tombé du ciel entre la ville de Charenton solidement tenue par la Fronde sous les ordres de monsieur de Clanleu, et l’armée frondeuse sortie de Paris pour voler au secours de Charenton.

La batterie rebelle bloqua net la progression des Frondeurs, ajustant son tir sur les détachements qui tentaient de la prendre par les ailes. Puis elle disparaît aussi soudainement qu’elle était apparue, laissant un doute et une appréhension au cœur des gens de Fronde.

Pendant ce temps, avec sept mille fantassins et quatre mille cavaliers, le prince de Condé fondait sur Charenton, se heurtant aussitôt à une résistance acharnée, bien plus vive qu’il ne l’escomptait.

Là où se déroulaient les corps à corps, on pataugeait dans le sang.

Bertrand de Clanleu, qui commandait la place de Charenton pour la Fronde, se battit comme un lion et fut tué en disant qu’il préférait cette mort à celle, combien plus ignominieuse, qu’il eût sans doute trouvée sur un échafaud s’il s’était rendu.

Du côté de l’armée royale, le duc de Chatillon, arrière-petit-fils de l’amiral de Coligny, trouva également la mort alors qu’il chargeait, l’épée à la main.

À Charenton, les Frondeurs se défendaient pied à pied, ne comprenant point pourquoi les Frondeurs de la place de Paris ne venaient pas les épauler puisque leurs forces conjuguées totalisaient deux mille hommes de plus, et en troupes fraîches, que celles de l’armée du prince de Condé.

Comment auraient-ils pu savoir qu’une nouvelle fois, la « batterie fantôme » judicieusement installée sur une éminence prenant sous son feu un carrefour de routes, bloquait net l’avance des Parisiens ? En outre, un paysan affirmait que les artilleurs de la « batterie fantôme », qui se déplaçaient à la vitesse du vent, avaient pour chefs deux officiers portant foulards rouges sur le visage tandis que cinq autres Foulards Rouges, à cheval, l’épée ou le pistolet à la main, montaient bonne garde autour des canonniers.

Nouvelle qui créa un début de panique.

Pendant ce temps, Condé avançait. Il savait déjà, par les agents du cardinal, l’existence de « la batterie fantôme » et n’ignorait pas que Nissac – car il ne pouvait s’agir que de lui – lui faisait gagner de précieuses minutes mais il fallait cependant faire vite, soumettre la ville sans pitié et l’occuper sinon, les Frondeurs parisiens allaient tomber sur ses arrières et ce serait la déroute.

Telles étaient les pensées de monsieur le prince de Condé tandis que, sur le pont de Charenton, les derniers Frondeurs encerclés opposaient encore une résistance aussi héroïque que désespérée. Au même instant, les généraux de la Fronde parisienne se consultaient. Très retardés dans leur marche, tant par l’action des Foulards Rouges que par la lenteur naturelle de leur armée, ils estimèrent que les dés étaient jetés. En effet, les commandants en chef de la Fronde, le prince de Conti et le duc d’Elbeuf, apprenant par leurs agents que Condé, déjà, consolidait les positions conquises, se résolurent à abandonner le terrain.

Dans un silence mortel, ils ordonnèrent aux huit mille Frondeurs parisiens de faire demi-tour sans combattre, sans risquer un geste pour leurs camarades de Charenton et sans se rendre compte qu’à terme, le choix de la dérobade handicapait gravement l’avenir de la Fronde.

Pendant que la Fronde et ses huit mille soldats faisaient retraite vers Paris, les derniers Frondeurs de Clanleu étaient réduits par la « batterie fantôme » arrivée, on ne sait comment, dans leur dos. Ce coup de grâce amusa monsieur le prince de Condé qui déclara à ses officiers :

— Messieurs, à ce tir précis, efficace et meurtrier, je reconnais la manière du général-comte de Nissac. Réjouis-sez-vous de l’avoir à vos côtés, et non contre vous !

Le prince de Condé exultait.

Avec la chute de Charenton, la ville de Paris se trouvait à présent totalement encerclée et étranglée par le blocus des troupes royales.

Mais le prince, pour autant, ne fut point généreux.

En effet, contre l’usage, il fit réunir tous les prisonniers, soldats, miliciens et officiers frondeurs, les fit mettre complètement nus et jeter en la rivière de Seine si terriblement froide qu’elle charriait des blocs de glace.

Presque tous les prisonniers y perdirent la vie.

Nissac et les siens laissèrent les canons à la garde des artilleurs condéens qui, n’ayant plus à craindre les Frondeurs, attendirent tranquillement les avant-gardes de l’armée royale.

On avait ôté les foulards rouges et, poussant les chevaux, rejoint les traînards de l’armée de la Fronde avec lesquels il serait de grande facilité de franchir les murs de la ville puis de gagner la sécurité des différents repaires.

Ainsi fut-il fait, Nissac et Le Clair de Lafitte chevauchant en tête, suivis des cinq autres.

On ralentit l’allure après l’entrée dans Paris et Le Clair de Lafitte, auquel son grade de colonel des chevau-légers de la reine donnait d’habitude une vue assez lucide de la situation militaire, se laissa aller à l’optimisme :

— C’en est fait de la Fronde, ou presque ! Bientôt, nous n’aurons plus à nous cacher.

Le comte tempéra la bonne humeur de son ami :

— La bête est blessée, elle n’est point morte. Elle fera encore beaucoup de mal avant que d’être détruite.

— À ce point ? demanda Le Clair de Lafitte, brusquement inquiet.

— Et plus encore !

— Mais dans quel dessein ?

Nissac observa un groupe d’enfants qui jouaient en se querellant. Tous se voulaient, en leur amusement, être monsieur le prince de Condé – pourtant haï des Parisiens affamés – et nul ne souhaitait interpréter le rôle des seigneurs de la Fronde. Finalement, ce fut au plus chétif, un petit garçon de sept ans, qu’échut le personnage de monsieur le prince de Conti.

Les enfants, eux, ne s’abusaient point sur l’avenir.

Le comte s’ébroua et reprit :

— La chose est simple. Pour la Fronde, il s’agit de causer grands dommages afin que le soulèvement marque les esprits. Quand viendra le temps des négociations, qui précèdent la reddition, le Premier ministre, qui n’est point en position de se montrer impitoyable, comblera les factieux de cadeaux et cédera en partie au parlement.

— Nul ne perd, alors ? demanda Le Clair de Lafitte.

Le visage du comte se durcit.

— Si, les morts d’aujourd’hui. Et le peuple. Le peuple n’y gagnera rien et pansera ses plaies en silence. Le peuple a d’ores et déjà perdu.

Le colonel des chevau-légers médita les paroles du comte d’un air sombre puis, se reprenant ;

— Au moins pourrons-nous consacrer notre temps à chercher où se cache « l’Écorcheur ».

Le comte demeura longuement songeur, enfin, regardant son ami droit dans les yeux :

— Nous ne le trouverons point. L’Écorcheur va se calmer et se cacher en sa tanière. Il en est de lui comme des famines et des épidémies, il ne se manifeste qu’en temps de guerre.

— Et si la guerre reprend un jour prochain ?

Le comte haussa les épaules.

— Voyons, Melchior, elle reprendra. Ils ont goûté au pouvoir, ils en voudront encore. Elle reprendra dans six mois, dans un an… Pour s’achever définitivement, il faudra qu’un des deux partis écrase l’autre. Et ce n’est pas pour tout de suite !

Sur ces paroles, le comte poussa son cheval.

Les foulards rouges
titlepage.xhtml
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_000.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_001.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_002.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_003.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_004.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_005.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_006.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_007.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_008.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_009.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_010.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_011.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_012.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_013.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_014.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_015.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_016.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_017.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_018.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_019.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_020.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_021.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_022.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_023.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_024.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_025.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_026.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_027.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_028.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_029.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_030.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_031.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_032.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_033.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_034.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_035.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_036.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_037.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_038.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_039.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_040.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_041.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_042.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_043.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_044.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_045.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_046.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_047.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_048.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_049.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_050.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_051.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_052.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_053.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_054.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_055.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_056.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_057.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_058.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_059.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_060.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_061.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_062.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_063.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_064.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_065.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_066.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_067.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_068.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_069.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_070.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_071.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_072.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_073.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_074.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_075.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_076.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_077.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_078.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_079.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_080.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_081.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_082.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_083.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_084.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_085.htm
Fajardie, Frederic H.-Les foulards rouges (2000)_split_086.htm